37.
Le mercredi soir, après le départ de ma mère avec Elliott, l’inspecteur Barrott téléphona. J’avais pensé que la situation ne pouvait être pire, mais je me trompais. En effet, il me demanda tranquillement si je savais que l’appel que je venais de recevoir, et que j’avais pris pour une erreur, provenait du téléphone portable de Leesey Andrews. Stupéfaite, je restai une minute avant de pouvoir articuler : « Mais c’est impossible. » Puis je me tus, comme pour assimiler la nouvelle. « C’est absolument impossible. »
Barrott me répondit d’un ton sec que c’était la vérité et me demanda si je pensais que mon frère avait pu chercher à me joindre.
« Quand j’ai répondu, on a raccroché. J’ai cru qu’il s’agissait d’une erreur. N’êtes-vous pas capable de savoir que je n’ai parlé à personne ? »
J’étais furieuse.
« Nous le savons. Nous savons aussi que le téléphone de votre appartement est sur liste rouge, mademoiselle MacKenzie. Ne vous méprenez pas. Si votre frère est en possession du téléphone de Leesey Andrews et s’il tente à nouveau de vous contacter et que vous ne nous aidez pas à le retrouver, vous pourriez être accusée de complicité d’un acte délictueux. » Je raccrochai sans lui répondre.
Incapable de dormir cette nuit-là, je décidai d’appeler Lucas Reeves et de lui demander de me recevoir au plus tôt. J’avais besoin de l’aide de quelqu’un dont je connaissais la compétence et l’impartialité. En examinant le dossier qu’il avait établi sur Mack, j’avais constaté qu’il avait interviewé scrupuleusement toutes les personnes qui avaient été proches de mon frère. Les conclusions qu’il avait rendues à mon père étaient claires. « Rien dans le passé de votre fils n’indique qu’il avait des problèmes l’obligeant à s’enfuir. Toutefois, je n’écarte pas entièrement l’hypothèse de troubles mentaux qu’il serait parvenu à cacher à son entourage. »
Elliott et moi devions nous retrouver à midi au cabinet de Thurston Carver, l’avocat pénaliste qu’il avait choisi pour nous représenter. À neuf heures, je téléphonai à Reeves. Il n’était pas encore à son bureau, mais sa secrétaire promit qu’il me rappellerait dès son arrivée. Elle avait manifestement reconnu mon nom. Une demi-heure plus tard, il m’appela. Aussi succinctement que possible, je lui expliquai la situation. « Vous serait-il possible de me recevoir dès ce matin ? » demandai-je, d’un ton où perçait le désespoir.
D’une voix profonde et bien timbrée, il répondit : « Je vais déplacer mes rendez-vous. À quel endroit devez-vous rencontrer votre avocat ?
– Au MetLife Building, entre Park Avenue et la 45e Rue.
– Mon numéro de téléphone n’a pas changé, mais j’ai déménagé il y a deux ans. Mon bureau se trouve actuellement au coin de Park Avenue et de la 39e Rue, à quelques blocs du MetLife Building. Pouvez-vous m’y retrouver à dix heures trente ? »
Et comment ! J’étais déjà prête à sortir. Le temps incertain promettait une nouvelle journée venteuse. Voyant par la fenêtre les passants se hâter, les mains enfoncées dans les poches de leurs vestes, je troquai le tailleur léger que j’avais déjà enfilé contre un training de velours, dans lequel je ressemblais plus à une sœur éplorée qu’à une future avocate. Gris foncé, il était loin d’être flatteur et, en me regardant dans la glace, je constatai qu’il faisait ressortir les cernes sombres sous mes yeux et la pâleur inhabituelle de mon teint. Je prends rarement la peine de me maquiller dans la journée, mais cette fois je n’hésitai pas à utiliser fond de teint, ombre à paupières, blush, mascara et rouge à lèvres. Armée de pied en cap pour aller défendre mon frère, pensai-je. Une réflexion amère qui me fit horreur.
Si seulement je n’étais pas allée voir l’inspecteur Barrott. Si seulement je n’avais pas trouvé la cassette dans la valise de Mack. Vains regrets.
Sentant poindre un début de migraine, je descendis à la cuisine me préparer un café que j’accompagnai d’un muffin grillé bien que je n’aie pas faim. J’apportai le tout dans le coin réservé au petit-déjeuner et m’assis à la table, contemplant la vue spectaculaire sur l’East River. Poussé par la forte brise, le courant était impétueux, et j’eus un instant l’impression de m’identifier au mouvement de l’eau.
J’étais entraînée par lui, incapable de résister, obligée de m’y abandonner jusqu’à ce qu’il me submerge ou me libère.
Si je m’étais réjouie du séjour de ma mère en Grèce pendant quelques jours et de pouvoir disposer momentanément de l’appartement pour moi seule, aujourd’hui il me paraissait insensé qu’elle soit à New York et n’habite pas chez elle. En sortant dans la rue, je compris ses raisons. Les camionnettes des médias étaient massées près de la maison et les journalistes se ruèrent vers moi, espérant une déclaration de ma part. C’était ce qu’elle avait enduré à son retour, pensai-je.
J’avais prié le portier de m’appeler un taxi qui m’attendait déjà. Ignorant les micros tendus vers moi, je sautai à l’intérieur de la voiture et ordonnai : « Démarrez. » Je ne voulais pas qu’une oreille indiscrète m’entende indiquer ma destination. Vingt minutes plus tard, je me présentai à la réception du bureau de Lucas Reeves. À dix heures trente, il raccompagna jusqu’à la sortie un couple à l’air nerveux, sans doute des clients, regarda autour de lui et se dirigea vers moi. « Mademoiselle MacKenzie, entrez, je vous prie. »
Je ne l’avais rencontré qu’une seule fois, lorsqu’il était venu à Sutton Place dix ans auparavant. Même s’il ne se souvenait pas de moi, étant seule dans la salle d’attente, j’étais forcément Carolyn MacKenzie.
Lucas Reeves était encore plus petit que dans mon souvenir. Sans doute pas plus d’un mètre soixante, chaussures comprises. Il avait une épaisse tignasse poivre et sel visiblement teinte pour donner l’illusion d’un gris naturel. De fines rides sillonnaient les coins de sa bouche et je conclus qu’il avait été un fumeur endurci. Sa voix profonde et agréable me parut incongrue venant d’un homme d’aussi petite taille, mais elle s’accordait avec son regard pénétrant et sa poignée de main chaleureuse.
Je le suivis dans son bureau. Il me conduisit vers un angle de la pièce meublé d’un canapé, de deux fauteuils et d’une table basse. « Je ne sais ce que vous en pensez, mais pour moi c’est l’heure du deuxième café de la matinée. À moins que vous ne préfériez une tasse de thé comme nos amis britanniques ?
– Je prendrais volontiers un café noir sucré.
– Nous serons donc deux. »
La réceptionniste apparut à la porte. « Que puis-je faire pour vous, monsieur Reeves ?
– Deux cafés noirs. Merci, Marge. » Se tournant vers moi, il ajouta : « En ces temps de politiquement correct, j’avais décidé de préparer le café moi-même dans notre petite cuisine. Mon assistant, ma secrétaire, la réceptionniste et mon comptable m’ont gentiment mais fermement mis dehors. Ils ont déclaré que mon café ferait un excellent décapant. »
Ses efforts pour me mettre à l’aise me mirent les larmes aux yeux. Il feignit de ne rien remarquer. J’avais proposé d’apporter le dossier de Mack, mais il m’avait déclaré en détenir une copie. Elle était posée sur la table basse. « Dites-moi tout, Carolyn, commença-t-il. Que se passe-t-il ? » Il ne me quitta pas des yeux pendant que j’expliquais comment, à cause de moi, Mack était devenu suspect dans les disparitions de Leesey Andrews et d’Esther Klein.
« Et maintenant la police le croit en possession du téléphone portable de Leesey Andrews. Il est exact que nous sommes sur liste rouge, mais nous avons le même numéro depuis toujours. Des centaines de personnes le connaissent. » Je me mordis la lèvre inférieure. Elle tremblait tellement que je ne pus poursuivre. La pensée me traversa l’esprit que maman avait préféré demeurer dans l’appartement pendant toutes ces années parce qu’elle voulait être certaine de ne pas manquer un appel de Mack.
L’expression de Reeves était de plus en plus perplexe au fur et à mesure qu’il m’écoutait. « Je crains que votre frère ne soit un suspect bien commode, Carolyn. Je vais être franc. Je ne vois pas pourquoi un garçon de vingt et un ans avec une existence telle que la sienne choisirait de disparaître. Pour dire la vérité, tout ce tapage médiatique autour de lui m’a incité à reprendre son dossier et à approfondir mes investigations, par intérêt personnel en quelque sorte. Votre père s’est montré très généreux avec moi, mais je n’ai pu lui être d’aucune aide pour expliquer la disparition de votre frère. »
Son regard se porta derrière moi. « Ah, voilà le fameux café qu’on m’interdit de préparer. » Il attendit que les tasses soient posées sur la table et ne reprit que lorsque nous fumes seuls : « À présent, considérons l’affaire du point de vue de la police. Le soir où la première fille s’est volatilisée, votre frère était dans cette boîte de nuit, The Scene, ainsi que ses deux colocataires, d’autres étudiants de Columbia, et une quinzaine de clients divers. La salle n’était pas grande, mais étaient aussi présents le barman, des serveurs, et un petit orchestre. Cette liste, aussi complète que j’ai pu l’établir, figure dans le dossier de votre frère. La police le soupçonne aujourd’hui d’avoir pu jouer un rôle dans cette première disparition. Tâchons de suivre son raisonnement. Avec la technologie moderne, il est de plus en plus facile de connaître les faits et gestes de tout un chacun. Je peux dire que dans ce domaine nous sommes au top niveau. Nous commencerons par actualiser nos informations sur toutes les personnes présentes dans ce club il y a dix ans, quand tout a commencé. »
Il but une gorgée de café. « Excellent. Fort sans amertume. Admirables qualités, n’est-ce pas ? »
Je me demandai s’il s’agissait d’une sorte d’avertissement. Avait-il perçu mon ressentiment grandissant envers Mack, peut-être même envers ma mère ?
Il n’attendit pas ma réponse. « Vous dites que les gardiens, les Kramer, vous ont donné l’impression d’avoir quelque chose à cacher ?
– Je ne sais pas s’ils ont quelque chose à cacher, dis-je. Je sais qu’ils semblaient très nerveux, comme si on les accusait de détenir certaines informations concernant la disparition de Mack.
– Je les ai interrogés à l’époque. Je vais demander à mes assistants de vérifier si un élément de leur passé nous aurait échappé. Parlez-moi maintenant de Nicholas DeMarco. Confiez-moi vos impressions sur lui, même les plus fugitives, qu’elles soient positives ou négatives. »
Je préférai rester neutre. « Bien sûr, Nick a dix ans de plus aujourd’hui. Il est plus mûr. À seize ans, j’avais un faible pour lui, j’ignore si je pouvais être objective alors. Il était beau, drôle. À la réflexion, je crois qu’il s’amusait à flirter avec moi et j’étais assez jeune pour croire que je l’intéressais. Mack a fini par me mettre en garde et, par la suite, les rares fois où il est venu dîner à la maison, je me suis arrangée pour sortir avec des amis.
– Mack vous avait mise en garde ? »
Reeves haussa les sourcils.
« Une attitude de grand frère. Je montrais sans doute trop mes sentiments et Mack m’a dit que toutes les filles tombaient amoureuses de Nick. En dehors de cela, je dirais que, la dernière fois que je l’ai vu, Nick donnait l’impression d’avoir comme un poids sur les épaules.
– Avez-vous parlé avec lui de l’autre étudiant qui partageait leur appartement, Bruce Galbraith ?
– Oui. Nick n’a gardé aucun contact avec lui. En réalité, je crois qu’il n’aimait pas beaucoup Bruce. Il le surnommait “The Lone Stranger”. Je vous ai dit que j’avais laissé un message à Bruce demandant à le rencontrer, mais pour l’instant il n’a pas réagi.
– Rappelez-le. Avec toute l’attention que les médias portent à votre frère, je doute que Bruce Galbraith ne se manifeste pas. Dans l’intervalle, je vais revoir nos dossiers concernant les autres filles. À cause de cette référence à la fête des Mères, la police essayait déjà d’impliquer Mack dans la disparition de Leesey Andrews, et par déduction dans les trois autres affaires. Désormais, l’appel provenant du téléphone portable de Leesey va les conforter dans leur conviction qu’il est le seul coupable. Tous les indices semblent conduire à Mack. Je me demande en réalité si tout n’a pas commencé des semaines avant sa disparition, dans cette boîte, The Scene. »
Je pesai ces derniers propos. « Vous voulez dire que quelqu’un essaye de lier Mack à la disparition des quatre jeunes filles ?
– C’est une possibilité. Un reportage paru il y a quelques années a révélé que votre frère n’appelle que le jour de la fête des Mères. On peut imaginer que quelqu’un a gardé cette information dans un coin de son esprit et l’utilise aujourd’hui pour détourner les soupçons. Il existe différentes façons d’usurper une identité. Prendre modèle sur une personne qui a disparu et qui choisit de ne pas se défendre en est une. L’agresseur de Leesey détient son téléphone portable. Il peut aussi connaître votre numéro, même s’il ne figure pas dans l’annuaire. »
C’était plausible. En quittant le bureau de Reeves, j’eus le sentiment de m’être enfin adressée à la personne qu’il fallait, à quelqu’un qui chercherait à découvrir la vérité sans l’idée préconçue que Mack était devenu un tueur.